Endeuillés par le Suicide d’un Proche: étude de faisabilité d’un Outil numérique d’Informations et Ressources pour la Résilience et le Soutien – Edouard LEAUNE

Contexte :

Chaque année, près de 9000 personnes décèdent par suicide en France. Pour chaque suicide, ce sont en moyenne 135 personnes qui sont exposées, parmi lesquelles entre 6 et 14 personnes de l’entourage sont endeuillées et fortement impactées (Andriessen et al. 2017), soit un total d’environ 100 000 personnes chaque année en France. Le deuil après suicide est par ailleurs reconnu comme étant particulièrement difficile (Lobb et al. 2010) et peut avoir un impact délétère sur la santé mentale avec apparition de conduites suicidaires, d’états de stress aigu et de stress post-traumatique, de situations de deuil pathologique, de syndromes dépressifs et de troubles anxieux (Pitman et al. 2014). Les taux de deuils pathologiques (25% à 43%) et d’idées suicidaires (14% à 49%) sont particulièrement élevés (Pitman et al. 2014). Ceci s’explique par les processus spécifiques du deuil après suicide, parmi lesquels la violence du décès, la culpabilité, le stigma, la perte de sens et l’intensité de la détresse psychologique réactionnelle sont particulièrement importants (Shields et al. 2017). L’impact psychosocial du deuil par suicide est également élevé, prenant la forme d’arrêts de travail de longue durée, d’isolement social et de difficultés psychosociales majeures (Hanschmidt et al. 2016). Les complications somatiques sont également fréquentes (douleurs chroniques, troubles cardiovasculaires, diabète…) et sources de handicap supplémentaire (Hanschmidt et al. 2016 ; Spillane et al. 2017).

Par ailleurs, le deuil après suicide est marqué par un retard majeur d’accès aux modalités de soutien et de soins (Pitman et al. 2018). Les personnes endeuillées par suicide rapportent notamment des phénomènes d’exclusion sociale et d’auto-stigmatisation qui tendent à les isoler et à retarder leur recours aux aides nécessaires (Hanschmidt et al. 2016). Des approches proactives précoces et des outils facilement accessibles, tels que les ressources numériques, sont ainsi recommandées pour permettre un accès facilité aux stratégies de soutien et d’accompagnement (Pitman et al. 2018, Ligier et al. 2020).

La majorité des personnes endeuillées utilisent des ressources numériques pour accompagner leur travail de deuil (van der Houwen et al. 2010) et il est démontré que ces ressources peuvent avoir un impact positif sur la santé mentale de leurs utilisateurs. Une méta- analyse récente (Wagner et al. 2020) retrouvait ainsi une bonne efficacité des ressources en ligne pour diminuer le taux d’état de stress post-traumatique, de deuils compliqués et de dépression pour le deuil toutes causes confondues. Concernant le deuil après suicide, bien que des ressources numériques spécifiques soient accessibles en ligne dans le monde anglo- saxon (mémoriaux, forums de discussion entre pairs, ressources et ouvrages sur le suicide et le deuil après suicide…)(Krysinska & Andriessen, 2010) l’efficacité de ces dernières demeure encore trop peu évaluée. Deux études récentes (Kramer et al. 2015 ; Westerlund, 2020) retrouvaient une bonne efficacité des forums associatifs en ligne utilisant le soutien par les pairs à distance. De même, la mise à disposition d’informations interactives pour les personnes endeuillées par suicide apportait des effets bénéfiques sur la santé mentale des utilisateurs au Royaume-Uni (Hawton et al. 2012).

Alors que la France présente l’un des taux de suicide les plus élevés d’Europe, les centres spécialisés proposant des consultations dédiées aux personnes endeuillées par suicide (consultations de postvention) sont rares sur le territoire. Les associations créées par des personnes endeuillées par suicide constituent à l’heure actuelle les principales possibilités d’aide, reposant principalement sur le concept du soutien par les pairs, au téléphone et par le biais de groupes de soutien, dont les effets bénéfiques ont été démontrés au niveau international (Bartone et al. 2019). Cependant, il n’existe en France aucune ressource numérique adaptée accessible permettant aux personnes concernées d’obtenir des informations et ressources sur le deuil après suicide, ses complications, les possibilités d’aides et d’orientation pour être accompagnées dans leur deuil et en prévenir les effets délétères sur

la santé mentale ou sur le plan psychosocial. L’imprégnation culturelle des processus de deuil et la particularité du deuil après suicide nécessite de créer et d’implémenter des ressources adaptées aux attentes et besoins de la population concernée

L’étude ESPOIR2S vise à évaluer la faisabilité du développement et l’acceptabilité de ressources numériques dédiées aux personnes endeuillées par suicide en France. Nous visons notamment à recueillir les besoins et attentes des personnes endeuillées par suicide, des membres des associations dédiées au deuil après suicide et des professionnels du champ de la postvention quant à la forme, le contenu et les modalités de diffusion et d’utilisation de ce(s) outil(s) numérique(s).

Méthodologie :

Le plan d’étude de l’étude ESPOIR2S répond au modèle de la recherche intégrative ou mixed method research (Zhang & Creswell, 2013). La recherche intégrative consiste à collecter, fusionner et analyser des données qualitatives et quantitatives et a démontré son efficacité pour évaluer la faisabilité et l’implémentation de nouveaux programmes de prévention en santé mentale (Palinkas et al., 2011 ; Leaune et al., 2020). Selon la taxonomie de la recherche intégrative décrite par Palinkas et al. (2011), la structure de l’étude ESPOIR2S repose sur la collection successive et complémentaire de données quantitatives (phase 1 et 3) et qualitative (phase 1, 2 et 3). Selon le référentiel du Medical Research Council de guidance pour l’implémentation d’interventions en santé (Craig et al. 2008), notre étude répond au modèle de la recherche centrée sur l’usager (user-centered research), en s’attachant à collecter les attentes et besoins des futurs usagers de l’intervention et en faisant participer ces derniers aux différentes étapes de développement et d’évaluation de l’intervention. Notre projet se situe dans les 1eres étapes « pilotes » du processus de conception-design, de configuration et d’évaluation de l’intervention.

L’étude ESPOIR2S comprend 3 phases successives répondant à des sous-objectifs spécifiques :

• Phase 1 (6 mois) : Cycle de pertinence

Objectifs : Evaluer les usages et l’impact des outils numériques existant au niveau international et recenser les attentes et les besoins en France en vue d’élaborer le cahier des charges de l’outil numérique.

Méthode : Une revue systématique de la littérature. La revue de la littérature a suivi les recommandations PRISMA. Un questionnaire en ligne pour les personnes endeuillées par suicide et des focus-groups réunissant des personnes endeuillées par suicide, des membres d’associations d’accompagnement du deuil après suicide et des spécialistes de la postvention.

Le questionnaire en ligne anonyme a été hébergé sur le site sécurisé LymeSurvey et a permis un recueil de données sociodémographiques (âge, sexe, niveau socio-économique, relation au défunt) et l’exploration de 4 dimensions : a) besoins ressentis dans le cadre du soutien après le suicide de leur proche ; b) utilisation personnelle des outils numériques dans le cadre du deuil après suicide ; c) attentes quant à un outil numérique d’accompagnement et de soutien après un deuil par suicide et d) propositions pour un outil numérique pour le deuil après suicide. Le questionnaire a été diffusé via les réseaux sociaux et associations de patients. Nous avons recueilli un total de 401 réponses.

Un total de 3 focus-groups de 2 heures a été réalisé avec les différentes parties prenantes. Il a permis d’explorer 1) les apports d’une future plateforme en ligne ; 2) l’existant ; 3) les besoins et les attentes des personnes endeuillées par suicide ; 4) les fonctionnalités et les contenus de la future ressource et 5) les limites.

• Phase 2 (8 mois):

Objectif : Développement de l’outil numérique.

Méthode : Approche de type user-centred design, méthode participative itérative de conception de l’outil numérique.

5 ateliers mixtes ont été menés, constitués de personnes endeuillées par suicide, des membres d’associations d’accompagnement du deuil après suicide et des spécialistes de la postvention. Un total de 22 personnes a pris part aux ateliers. Les ateliers consistaient à présenter des éléments fonctionnels de la future plateforme et d’inviter les participants à débattre sur ces derniers jusqu’à obtention d’un consensus.

• Phase 3 (4 mois):

Objectif : Evaluation pilote qualitative et quantitative par questionnaire de la satisfaction, de l’acceptabilité et de l’intérêt perçu de l’outil conçu lors de la phase 2.

Méthode : Test utilisateur (interview et passation d’un questionnaire)

Un panel de 30 personnes endeuillées par suicide a été recruté pour effectuer les tests utilisateurs. Les sessions se sont déroulés en présentiel et en distanciel afin d’avoir un échantillon représentatif de la population française. A l’aide de divers scénarios, ces derniers ont testé la version béta de la plateforme. Ensuite, leurs avis (points positifs, points négatifs, points d’amélioration…) leur ont été demandés lors d’une interview. Ils ont également remplis un questionnaire (la version française de l’échelle system usability scale) qui a permis d’évaluer l’acceptabilité de l’outil.

Principaux résultats :

Apports en termes de connaissance :

Lors de la phase 1, la diffusion du questionnaire a permis de récolter 401 réponses.

La majorité des participants étaient des femmes endeuillées par le suicide de leur enfant ou de leur partenaire, utilisant fréquemment Internet et les médias sociaux. Les résultats du questionnaire a permis de mettre en lumière les besoins et les attentes des personnes endeuillées par suicide vis-à-vis d’une future ressource en ligne.

Tout d’abord, les participantes ont principalement signalé le besoin d’honorer la mémoire de leur parent et d’obtenir des informations sur la prévention du suicide et le deuil par suicide. Deuxièmement, les trois quarts des participants ont utilisé Internet pour leur processus de deuil, principalement pour obtenir des informations sur le deuil par suicide et la prévention du suicide et pour accéder à des témoignages d’autres personnes endeuillées par suicide. Troisièmement, les trois quarts des participants ont trouvé que les ressources en ligne disponibles pour les personnes endeuillées par le suicide étaient insuffisantes et attendaient le développement d’une plateforme numérique. Quatrièmement, la majorité des participants souhaitaient obtenir des informations sur le deuil par suicide et sur la prévention du suicide et avoir accès à des pairs endeuillés par suicide. Enfin, le fait de recevoir des conseils et d’être endeuillé par le suicide d’un enfant sont les facteurs les plus importants pour expliquer les modes d’utilisation et les attentes à l’égard des ressources en ligne.

Les résultats obtenus à partir des questionnaires ont été complétés par ceux des focus groups. Ainsi, il en ressort plusieurs éléments concernant la future plateforme tels qu’un besoin d’identification à travers les témoignages et un partage d’expériences, la présence d’un annuaire de professionnels et d’associations qui soient accessibles par géolocalisation, un espace pour déposer la souffrance avec réponse différée, une reprise de contenus existants

qui ont fait leurs preuves. Des points de vigilance ont également été abordés durant les focus groups tels que le risque de survictimation et des ressources non actualisées.

Ainsi, les données récoltées lors de la phase 1 ont permis de réaliser une première maquette de la future ressource en ligne. Cette maquette a fait l’objet de divers ateliers qui ont permis de façonner le futur site ESPOIR. Les participants ont pu choisir la dénomination des différentes rubriques. Ils ont également été invités à choisir le design de la plateforme ESPOIR. Des fonctionnalités telles que la téléconsultation et la création de compte ont été retirées de la maquette sur avis des participants. Suite aux différents ateliers, les participants sont parvenus à un consensus à propos de la maquette de la future ressource en ligne.

Dès lors, cette maquette appelée version béta a été testée lors de tests utilisateurs auprès d’un panel de 30 personnes endeuillées par suicide. La majorité des participants ont affirmé que la plateforme ESPOIR répondait bien à leurs attentes et à leurs besoins. Des retours positifs ont été faits par rapport au design. Par exemple, une participante a trouvé que le choix des couleurs pastel apporte un apaisement. D’autres participants ont apprécié les fonctionnalités. Une participante a rapporté que le fait de pouvoir poser sa question à une équipe de professionnelle est très utile.

Par ailleurs, nous avons obtenu une moyenne de 90.33 pour le score de la system usability scale. Cela signifie que l’acceptabilité de l’outil est excellente.

Ainsi, la participation des personnes concernées à chaque étape de la conception de la plateforme ESPOIR a permis d’obtenir un outil au plus proche des besoins et des attentes des personnes endeuillées par suicide. Ces éléments confirment que la participation des personnes concernées au développement d’un outil leur étant destiné est indispensable pour obtenir un outil acceptable.

Apport en termes d’actions de Santé Publique

Du fait de l’omniprésence d’internet, la pratique du deuil à travers les environnements numériques s’est démocratisée laissant penser qu’elle puisse devenir la nouvelle norme. L’émergence de la e-santé a contribué à l’évolution de ces comportements en santé. Au Royaume Uni, au Canada, aux Etats-Unis, des ressources en ligne de postvention existent et ont fait leurs preuves. Ainsi, le gouvernement français a élaboré une stratégie nationale qui fixe les grandes orientations afin d’accélérer le virage numérique. Le projet ESPOIR²S s’inscrit dans le champ de ces nouvelles innovations. Il s’inscrit également dans la stratégie nationale de prévention du suicide de la Direction Générale de la Santé communiquée aux Agences Régionales de Santé sous forme d’instruction dont l’une des missions est de développer la postvention individuelle et collective. Il est vrai qu’en France, aucune ressource en ligne institutionnelle basée sur des données probantes n’existait jusqu’alors.

Par ailleurs, dans le cadre du deuil par suicide, l’étude ESPOIR²S apparaît révolutionnaire, car elle mêle l’implication des personnes endeuillées par suicide dans la recherche et la création d’innovation numérique dans le champ de la postvention. Cette étude centrée sur l’utilisateur s’appuie sur la démarche de co-conception pour créer une plateforme numérique ressource pour les personnes endeuillées par suicide. Elle fait intervenir différentes parties prenantes : les personnes endeuillées par suicide, les professionnels de santé et les membres d’association spécialisés dans la postvention et l’équipe de chercheurs. Dans la littérature, aucune étude ne s’est intéressée à l’utilisation de la co-conception dans le domaine de la postvention. Or, il a été montré que la co-conception a de nombreux avantages et bénéfices sur la qualité de la recherche, mais également sur les participants. Un autre point important à souligner est que la mise en place de la plateforme ESPOIR va contribuer à lutter contre les inégalités sociales et territoriales de santé. En effet, les différentes régions de France sont inégalement dotées en termes de professionnels de santé et d’associations accompagnant les personnes endeuillées par suicide. Ainsi, à travers la plateforme ESPOIR, les personnes endeuillées par suicide éloignées des dispositifs de soins pourront avoir accès à des informations, des ressources en lien avec l’expérience qu’ils vivent.